Texte repris dans le cadre de la dissémination «Écrire au monde entier» organisée par la webassociation des auteurs. (Voir note d’intention).

Présentation

Blog de l’auteur: Mahigan Lepage, où l’on trouvera notamment son blogue.
Livres: De nombreuses parutions sur publie.net, dont Big Bang City , issu d’explosent les villes d’Asie ci-dessous commenté.

Le blog de Mahigan Lepage réunit de nombreuses séries écrites depuis 2008; date de la création du blog, qui se déploient comme autant de paysages du monde – généreusement offertes sous licence Creative Commons, d’où. Si la plupart de séries sont abouties, chaque texte et les ensembles qu’ils constituent restent marqués par le work in progress de l’écriture essentiellement nomade que permet le blog  dans ce progress, n’oublions d’entendre l’écho d’un pas, à la faveur de l’antique progredior, «je vais, j’avance». Les voyages abondent en effet, on y trouve même des perspectives presque touristiques. Mahigan Lepage écrit du monde entier voire s’efforce d’écrire le monde entier, notamment dans explosent les villes d’asie, dont est extrait le texte qui suit. Il y prend à bras-le-corps les foules humaines des mégalopoles, les «villes nombres».

le voyageur doit laisser ses armes

1er voyage | jour 13.

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3 juin 2013

À la porte des villes nombres,
le voyageur doit laisser ses armes.
Quand j’ai dit à une amie que j’allais visiter des mégapoles pour un projet de création, elle m’a répliqué : « Ah ! moi les villes me font peur. »

À moi aussi elles font peur, les villes. C’est même pour ça que j’y viens.

Un an maintenant que je voyage en Asie du Sud-Est, et j’ai voyagé un peu ailleurs avant. Chaque fois que j’arrive dans une ville nombre — pas seulement dans une mégapole, mais dans une ville relativement grande —, j’ai la trouille. Je sais que ce ne sera pas forcément facile d’y entrer. Je sais que des rabatteurs risquent de m’attendre à la descente du bus ou du train. Je sais que je n’aurai aucune idée d’où je me trouve, et que les chauffeurs de taxi vont essayer de profiter de la situation. Je sais que, même une fois rejoint le quartier des hôtels, j’aurai à marcher, peut-être longtemps, dans la chaleur ou même la pluie, pour trouver une chambre (je ne réserve presque jamais, et parfois c’est plein partout).

Bien sûr, on s’arme. On a un guide de voyage dans la tablette et le téléphone, on utilise aussi Wikitravel. Il arrive que je pense à télécharger une carte sur mon téléphone, souvent je néglige. Parfois, j’ai fait quelques recherches sur Internet avant d’arriver, parfois pas. On va donc avec ses petites armes, cartes et infos. Mais tout va très vite, à la descente de l’avion, du bus ou du train, le flot de la ville nous prend, on ne peut pas toujours résister, et tant pis si on se fait légèrement arnaquer.

Mais le vrai combat n’est pas là. La ville nous dépasse parce qu’on est impuissant à se la représenter. Même une fois qu’on est installé à l’hôtel, on ne sait toujours pas vraiment où on est. Et même si on regarde une carte, qu’est-ce que ça nous dit au fond, tous ces lignes et ces noms ? On ne sait pas. On est perdu. Et plus la ville est grande et populeuse, plus irrémédiable la perte.

Depuis le début de ce projet, j’ai foulé le béton de deux mégapoles, d’abord Manille et maintenant Jakarta. À chaque fois, j’ai ressenti dans les premiers jours une angoisse très grande. La perte, je la connaissais déjà. Mais cette fois, il s’agissait d’écrire, et je ne m’en sentais absolument pas capable. À Manille, j’ai passé les trois premiers jours à mariner, à essayer des débuts de texte, à construire des projets mentalement, à développer des stratégies d’évitement. J’en suis même tombé malade : quand l’écriture bloque, la santé nous quitte. Finalement ça a pu démarrer quand m’est venu ce mot, « nombre », comme une clé m’ouvrant des petits battants de réel.

Je croyais que le projet avait simplement été difficile à démarrer, que maintenant ça irait rondement. Mais non : même sentiment exactement dès l’arrivée à Jakarta, et pendant les premiers jours. J’en suis à la troisième journée, et je ne suis pas encore complètement sauf de cette angoisse. J’ai décidé de l’écrire aussi, parce que ça doit faire partie du projet, en tant que ça dit quelque chose de la ville.
À la porte des villes nombres,

le voyageur doit laisser ses armes.
Je ne parle plus maintenant des petites armes extérieures, cartes ou infos. Je parle des armes intérieures. De toutes les défenses contre l’inconnu : les habitudes, les représentations, le savoir. Quand j’entre dans la ville nombre, plus rien de cela n’est efficace. Je me sens complètement désarmé, et c’est parce que je tente d’écrire que je m’en rends vraiment compte. Je ne sais rien. Comment je vais faire ? Je ne suis qu’un touriste comme les autres. Je dois bien dormir quelque part, alors je me rends dans le quartier des hôtels pas chers. Mais ce quartier, c’est tellement réduit, tellement insuffisant. Je ne sais rien de plus que tous les voyageurs que je croise, et je prétendrais écrire les mégapoles ? Il faudrait que je trouve le moyen d’aller là où les autres touristes ne vont pas, que je me dis. Mais c’est où, ça ? Et comment y aller, dans des villes où se déplacer reste si ardu ? Et puis, est-ce que c’est vraiment ainsi qu’on trouve l’inconnu, o[u] est-ce qu’il ne se cache pas dans le banal, dans ce quartier même ?

Tout autour, c’est de l’inconnu complet, tous les quartiers c’est de la nuit. Où aller ? Alors la pensée se met en marche, et on pense à fuir. Oh, peut-être que je peux faire sans Jakarta après tout. Ou prendre le train dans Java, c’est plein de villes Java, peut-être que par la fenêtre du train ce sera plus facile ?

Sur les sites et forums de voyage, on vous le dit bien : ne perdez pas votre temps à Jakarta, c’est bruyant et pollué, il n’y a rien à voir (on dit la même chose exactement de Manille). Qui voudrait séjourner dans une ville monstre comme celle-là quand il y a Bali à quelques heures ?

C’est tout le défi, justement : surmonter la peur et le dédain qui nous prennent à ces villes, quand elles nous sont étrangères. Y séjourner encore, y séjourner seulement, et l’écriture devrait venir, dans l’insuffisance même, au jour le jour.

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Source: Mahigan Lepage, explosent les villes d’asie2013
Creative Commons BY-NC-SA

Lecture

On ne visite pas en touriste, avec le dernier des mahigan. On ne s’extasie pas devant la beauté de la nature, on se ressource guère aux beautés de l’ailleurs, on s’émerveille peu. On a plutôt la perte et la peur. On s’égare, on s’effraie – et on se sidère. Parce que, dans ces conditions, on peut explorer. On est à hauteur d’homme, de corps qui cherche son chemin. On côtoie, de si près que l’on ne peut tout à fait comprendre, d’abord. Les cartes, les infos, le temps réel, toute cette ultra-connexion ça ne sert pas vraiment à se frayer passage, finalement. Ce n’est pas le bon rythme, pas la bonne perspective pour capter le voyage. 

Le voyageur fait d’abord voir cela :  qu’on ne voit rien, qu’on commence par ne rien voir, accepter de ne rien voir.  À l’entrée d’une autre ville, au tout début des voyages, une vidéo où tout va trop vite, on entrevoit, on aperçoit, on file tout droit, on n’a pas le temps de voir. On voudrait revoir, retourner. On voit aussi ce qu’on pourrait aussi bien ne pas voir, qui ne fait pas rêver, qui « salit » le voyage: pauvreté, tourisme sexuel, ordures, bouchons, capitalisme. Dans cet anti-tourisme, qui entasse le quotidien de la vie ailleurs aux mêmes impératifs que la vie ici (mais très différemment « structurés », puisque non structuré, selon la lecture de l’auteur), là, le lecteur peut se reconnaître. Il peut s’y croire. Dans le regard du voyageur – s’il s’en dispense, le récit n’est plus que récit de rêve.

À hauteur d’homme, ce carnet de voyage l’est aussi par l’efficacité du style, son évidence et son humilité. Le réel a beau être confus d’abord, ce qu’on y fait est simple : on marche, on cherche, on se déplace, on voit, on entend. Comprendre, ordonner après coup, la part de besogne que cela comporte, l’auteur ne la tait pas non plus. Le cheminement de la pensée est encombré, lui aussi. La vue panoramique n’est pas donnée. Elle se construit, au fur et à mesure au fil du temps. Non pas le cliché figé, mais bien le mouvement, et le caractère nécessairement incomplet d’un voyageur limité par le temps – les paysages éternels ne sont pas du voyage, aussi bien vus de chez soi, réservés à l’ailleurs tenu à distance, seule garante de cette éternité. Le voyage comme leur envers: détourné du prévisible et du connu, offert à la déception, donc ouvert à la découverte.

L’ailleurs est hostile. L’ailleurs est inconnu. Possibilité de découverte : l’exploration commence.

Au fil des pages, des jours se justifie pleinement l’expression jungle urbaine. L’auteur le rappelle, «Il est pourtant clair que nous devons nous tenir au difficile. Tout ce qui vit s’y tient.» (Rilke) :  moteur du voyage et du texte. Dans un réel qui résiste (quel intérêt  y aurait-il sans cela à s’y déplacer, quel projet ?), le vrai « guide de voyage », la juste boussole pour se frayer un chemin, c’est le dictionnaire : «ce mot, « nombre », comme une clé m’ouvrant des petits battants de réel». Les repères de la ville-nombre sont tracés par les phrases, les réseaux conceptuels accompagnent ceux de la circulation des hommes et du sens, soutiennent l’explosion des structurations en cours. L’itinéraire ne se suit pas sur une carte, mais dans la succession du texte, des jours, des billets du blog, dans la constellation de motifs qui jettent sur ces mégapoles leur souple toile, patiemment tissée par l’auteur, repris(é)e par le lecteur.

Et au bout, la sidération : galaxies, matière noire, poésie. Évacué par la porte de service « Tourisme », le souffle puissant du rêve porte pourtant les semelles du voyageur, le regard et le texte de Mahigan Lepage. Il révèle la réalité des villes-nombres en la propulsant un espace imaginaire à la cartographie intime, partagée tout au long du blog, selon une dynamique exactement inverse à celui du touriste qui vient chercher un rêve. Ici l’auteur, à l’inverse, façonne la réalité en « rêvant » la part qui lui en échappe, en apportant l’image juste qui permettra d’en saisir le mouvement, l’émotion, et non le seul cliché. Chaque billet commence et s’achève sur une phrase en vers, poétique, chargée de décrire la ville-nombre. Il faudrait isoler le long poème que constitue ainsi l’ensemble du voyage, que livre presque la table des matières, si elle ne supprimait la mention inaugurale à peu près systématiquement à la ville (nombre). Ces vers jouent le rôle du cliché, certes, mais non pas figés, en pleine résonance au contraire, (in)formés par le corps du billet, qui les explicite, si bien que les premières et les dernières lignes de chaque jour fonctionnent comme un raccourci saisissant et expressif de la beauté de ces villes.

Condensées à l’extrême, poignées de mots en explosion.

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