Quand il avait une idée, il la mâchait longuement. Il la tournait et la retournait dans sa bouche, la tâtait du bout de la langue, du bout des dents ou bien il mordait un grand coup dedans, à pleines dents à pleine langue. Tantôt en premier mordait, tantôt tâtait d’abord. Comme un embrasement de passion, pour commencer ou en finir, ça dépendait de l’idée, de son mode d’apparition, si elle séduisait coup de foudre ou s’immisçait sinueuse. De toute façon il n’allait plus la lâcher. Il mâchait et remâchait.

Peut-être qu’il voulait en connaître la moindre saveur, la plus infime fibre, ou encore les contours exacts, comme si une idée pouvait avoir des contours exacts, qui lui assignent une place précise dans le monde, comme si la remuer dans sa bouche, dans ses mots, était un moyen de connaître cette place, la sienne aussi, qui sait ? Qui sait, pourquoi pas ?

Ou bien tout simplement cela l’occupait, le goût et la texture d’une idée, les mots pour l’assaisonner, en révéler la saveur. Faire sa petite cuisine, sans trop savoir qui nourrir, est-ce que c’était lui, était-ce l’autre, qui se trouvait là ou qu’il avait choisi pour débiter le chapelet de pensées qui lui venait à cause d’une idée, sortait tout ce qui lui passait par la tête par la bouche, un circuit redoutablement ouvert parce qu’il redoutait le cerveau confiné, redoutablement ouvert parce que ce que devenait cette bouillie de mots, il ne le redoutait pas trop, si ça finissait en flaque à ses pieds, aux pieds de l’autre. Il ne se demandait si l’autre comprenait, n’y comprenait rien, comprenait trop bien. C’était rebond nécessaire pour pouvoir continuer à mâchouiller, ruminer l’idée, y trouver un arrière-goût qu’il n’aurait pas perçu tout seul, réveillé de langue à langue. Au final, ça alimentait l’idée.

(Les taciturnes lui apparaissaient à peu près comme des outres à percer délicatement pour savoir ce qu’ils avaient dans le ventre, il aurait pu passer des heures et des jours à les amadouer, à les circonvenir, pour leur soutire quel flot minime de paroles auxquelles s’abreuver. Et s’il ne le faisait pas systématiquement, c’est peut-être qu’il ressentait obscurément le besoin de se ménager une réserve en cas de disette.)

Parce qu’évidemment, à mâcher et à mordre, et dans le désordre, c’est-à-dire en tout cas sans ordre, les idées à force s’affadissaient, elles finissaient par se ressembler toutes, bouillon de pensée pris dans la même sauce, quel que soit l’ingrédient original, une sensation vague, une impression vive, un sentiment poignant, une intuition fulgurante, une coïncidence ou une théorie brute, toutes marinaient finalement dans le même jus, parfaitement équivalentes les unes aux autres, puisque à force de mâcher opiniâtrement tout et n’importe quoi, il retrouvait dans n’importe quoi le goût de quelque chose d’autre, de tout le reste, si bien que plus l’aliment devenait insipide, plus tâche semblait infinie, impossible le recensement et sans intérêt.

Il avalait. Il digérait. Il se disait que cela s’incorporait quelque part. L’idée ou lui. Ça ne faisait plus tant de différence, une fois qu’il avait si longuement mâché remâché.

Parfois, il avait la nausée. Alors il ne disait plus rien, et se sentait réfractaire. Il craignait que ce soit cela, vieillir.

Au fond, il aurait aimé seulement une langue avec assez de répondant pour se nouer étroitement à la sienne. 

Mais comme il ne l’avait pas trouvée, ça ne faisait qu’une idée de plus à remâcher.

Image d’accueil: S. Beckett, Not I, J. Tandy

2 thoughts on “Ruminer”

  1. J’aurai du y panser plus tôt, à l’avenir je ruminerai.

  2. Quand je pense à toutes ces idées positives avalées sans même m’en apercevoir ni m’en souvenir, pas faute pourtant d’avoir fait des noeuds à mon estomac, sachant qu’il aurait suffit d’une seule suffisamment négative pour me rassasier, en la ressassant sans cesse à satiété, quel idiot….
    Me remplir la panse à m’en faire péter la sous-ventrière, arrêter de des-cons-pensées et me concentrer sur une seule pensée négative, oui l’idée n’est pas mauvaise!
    Mais laquelle choisir ? il m’en faudrait une velue et bien charnue, chercher peut-être dans les méandres de mon intestin à la lumière de la lampe frontale ? oui, je devrai pouvoir y trouver mon bonheur. Enfin je l’espère.

Laisser un commentaire

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.