Constellation de lectures : Éden, éden, éden, de Guyotat ; le Manuscrit de Tchernobyl, texte d’un ami, Nunzio D’Annibale, et le surgissement d’une langue qui n’existe pas ; un peu avant, La Pianiste, d’Elfriede Jelinek – ou plutôt Die Klavierspielerin puisqu’il m’a pris de recommencer par là à lire en allemand ; à la marge (parce que par encore lu ? parce que trop évident ?), un bout de Moore qui fait du Joyce décodé, traduit, recodé par Claro. Est-ce le hasard de la constellation qui laisse voir ce que je ne verrais pas autrement et qui n’y serait pas ? Ou un autre hasard, plus complexe, celui d’un réseau de circonstances (dont le métier de correctrice) qui soudain, à leur croisée, retient ce qui est bien là et l’offre à l’attention ainsi fixée ? Ou est-ce tout simplement l’étonnement de Nunzio à m’entendre dire que sa novlangue (follement plus savoureuse que l’originale) se lisait très bien ? En tout cas, la constellation attire à elle d’autres plus anciennes lectures, notamment Mort à crédit, Le Festin nu.
Or, mea culpa, l’étonnement était peut-être bien justifié et, le « tchernobylien » sans doute illisible objectivement, à considérer la constellation où je le fais spontanément figurer – à moins, bien sûr, que ce ne soit la collection la fautive, indûment convoquée (mais je préfère pour l’instant me fier à mon intuition), mal nommée ou trop vague.

Seulement, illisible renvoie à un souvenir de lecture on ne peut plus concret : j’en ai bavé pour lire, j’ai failli abandonner vingt fois ces textes, l’ai parfois fait avant de les reprendre. Et puis, tout d’un coup, voilà que je planais. Je pourrais vous retrouver la page et vous dire précisément où j’étais lors de… ou plutôt, non, aucune idée d’où j’étais, d’où était le texte, de ce qu’il était. Ailleurs. Ici. (Le Festin nu, disais-je.)

Catégorie mal nommée, donc, puisque « mes illisibles » sont également jouissifs ? Plutôt trop vague, en fait, car là où je pensais chronologie, je soupçonne qu’il s’agit plutôt de logique : non pas illisibles puis jouissifs, mais jouissifs parce qu’illisibles. Et aussi bien illisibles parce que jouissifs, me semble-t-il. Ce qui implique de préciser ce que j’appelle « illisible ». L’approximation la plus juste me paraît « difficile » plutôt que « compliqué ». Bien sûr, l’illisible peut être compliqué, mais il peut aussi être simple (la phrase de Beckett est simple, seule sa longueur la rend difficile). « Compliqué » nous situe du côté de la compétence technique et restreint trop le champ du difficile : mille textes compliqués n’ont rien eu pour moi d’illisible… ni de jouissif.
La pleine dimension du « difficile » n’est pas dans le technique ; elle est dans le malaise. Céline est dans la constante invective ; Guyotat déploie une impudicité totale ; Beckett plonge dans le désespoir le plus noir. Et, quelles que soient leurs « prouesses techniques », ces moyens ne seraient rien sans la radicalité, l’intransigeance du propos qui les leur a fournis.

Mais il serait très faux, et bien loin de mes présupposés de lectrice, de dire que cette radicalité, et la forme de provocation qu’elle adopte parfois, suffise non seulement à me plaire, mais même à justifier que je prolonge l’effort. Car si l’on résume, cela revient parfois à proposer d’atteindre un but déplaisant en passant par un chemin multipliant les obstacles. Disons que l’on touche là à quelque fond de la perversité humaine – c’est un bien trop court, et il faudra essayer un jour d’expliquer pourquoi cela me gêne si peu, au contraire, mais ce n’est pas ici le but, donc on se contentera de ce raccourci. Mais au-delà de cet aspect psychologique pour les uns, philosophique pour les autres, et indépendamment du « pourquoi », reste la réalité de la lecture, la matérialité du texte, et cette simple question : comment est-ce possible ?

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