C’est peut-être un peu tôt pour écrire, puisqu’au fur et à mesure que ça va aller mieux, que se dissipera le choc, ça ira moins bien – tout ce qu’il reste à craindre, et non, je ne pense pas à la menace terroriste. Ce n’est peut-être pas le lieu, ce n’est pas ce que je prévoyais mardi de publier ces jours-ci, pas à cela que je destine, destinais, ce blog. Ce n’est peut-être pas à moi de l’écrire, mes armes sont mieux affûtées ailleurs, en littérature. Et c’est à moi pourtant de l’écrire, de l’écrire maintenant plutôt que de risquer de ne le faire pas.

On ne comprend pas ses larmes, d’abord. Je n’en reviens encore pas d’avoir tant pleuré, d’en avoir eu si besoin, d’en être si ébranlée. Oui, je peux dire moi aussi que j’ai grandi avec eux, à commencer par le Club Dorothée peut-être, plutôt par ce qui « traînait » à la maison, des noms connus aussi loin que remonte ma (pas si vieille) mémoire. Après qu’on l’a partagée avec moi, c’est mon père, la première personne avec qui j’ai partagé la nouvelle, comme s’il n’y avait plus que lui au monde pour… pour quoi ? me suis-je sentie orpheline ?

D’accord, l’enfance. Sur Cavanna, j’avais déjà versé ma larme – sans bouleversement, un vacillement seulement. Je chancelle aujourd’hui de toute autre manière. Parce qu’après l’enfance, dans ma petite histoire, il y a une autre rencontre, Charlie Hebdo sous le bras. Disons que je fais dater de cette époque, mes vingt ans, l’éveil de ma conscience politique. Auparavant, elle était peuplée d’idées très généreuses, très abstraites, très déconnectées, et avec si peu de chemins pour l’appliquer qu’au fond, je m’en désintéressais. Mais peu à peu, avec Charlie Hebdo parmi d’autres, ça a pris corps, ça s’est raccroché à je ne sais quel morceau de moi, ça me tire maintenant des larmes… J’aurais aimé qu’elles soient de reconnaissance, parce que, au fond, je suis un peu surprise d’être si ébranlée, mais c’est mieux que de s’en foutre, c’est mieux que si, comprenant où porte le coup (oui, la liberté d’expression, la liberté de ton), je n’avais pas mal.

J’ai mal d’un grand vide. D’un terrible vide laissé derrière. Il y avait longtemps que je n’avais pas acheté le Charlie. Pas parce que je le croie islamophobe, raciste, sexiste. Plutôt parce que je m’étais à peu près rendormie, ayant d’autres intérêts ailleurs, comme s’il me suffisait, au fond, que Charlie existe, garant d’une liberté salutaire dans l’outrance même. Alors certes, Charlie n’est pas encore mort. Certes subsistent en France d’autres bastions de cette liberté, d’autres voix, d’autres plumes. Je ne suis pas sûre pourtant qu’en surgiront d’autres aussi puissantes. Je ne suis pas sûre qu’elles en auront la place. Et, si j’espère qu’elle sera déjouée, je ne crois pas que cette crainte soit infondée. J’attends avec anxiété ce qui suivra nos belles déclarations d’intention. Je ne puis pas ne pas sentir le vide qu’ils laissent.

Excusez-moi, tout ceci n’est que ma petite histoire. Seulement, ce ne sont pas que des mots, de dire que nous sommes tous atteints par cette violence. Ou alors ce sont très pleinement des mots, si ce qu’ils disent est une pensée nouée au corps. J’ai mal à mes idées. On a demandé aux uns et aux autres, sur les plateaux télés, si leurs camarades avaient peur de ce qui est arrivé. Leurs réponses ont été contradictoires. Ils n’imaginaient pas. Ils avaient peur. Est-ce si contradictoire ? Ce n’est pas du côté de la peur, qu’il faut regarder, on n’y comprendrait rien, mais en face. Quand on a chevillé au corps une telle soif de liberté, cela doit chasser la peur. Quand on l’aime si fort, quand on veut tant la partager, on surmonte la peur.

Bien sûr, une idée ne peut mourir. Cela ne nous dispense pas de devoir l’incarner, comme ils l’ont fait. Voilà pourquoi je les pleure.

One thought on “En deuil…”

Laisser un commentaire

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.