La faute de goût est-elle nécessairement faute de style ? Telle est peu ou prou la question, pas tout à fait purement rhétorique, que je me posais il y a quelques semaines en tombant sur cette pittoresque citation de Faulkner – que je relis presque intégralement, semble-t-il, pour redécouvrir sans guère de surprise combien je l’aime, soit dit en passant :

« Des hommes et des jeunes gens, nu-tête, s’y cramponnaient [à la pompe à incendie] avec ce mépris étonnant des lois de la physique qui caractérise les mouches. » (Lumière d’août 1.)

Chez un auteur dont Wikipédia salue, quoique ce ne soit pas la meilleure page de l’encyclopédie, la « prose tortueuse et subtile », le caractère cocasse voire improbable de l’image saute aux yeux, même hors contexte. La phrase est brève, rendant d’autant plus saisissant le prosaïsme de l’image, encore mise en valeur par l’effet de chute, puisqu’elle forme le dernier groupe nominal. Elle choque.

Il n’est guère utile de s’attarder sur les événements parmi lesquels elle prend place, mais la replacer d’un point de vue plus structurel au sein de l’œuvre rend mieux compte de sa particularité. Adoptant un point de vue omniscient, elle figure dans un résumé de l’action. Dans ce genre de texte, Faulkner est moins prolixe et recourt moins aux images que dans les scènes proprement dites, concentrées sur un moment, qui donnent aisément lieu à de longues analepses, voire à d’envahissantes anamnèses, où la moindre métaphore ou comparaison est poursuivie avec acharnement, sondant sans pitié psyché et passé des personnages. À l’échelle du roman, on pourrait dire que son narrateur, omniscient, ne se laisse en général pas entendre directement, soit cantonné à une relative neutralité, soit laissant place aux personnages2.

Or, ici, on entend très distinctement l’insigne mépris que suscitent chez le narrateur ces grappes humaines, un mépris qui ne doit guère (du moins à première lecture) au leur propre face à la pesanteur. Je serais même encline à parler de rupture de style, et à une faiblesse de la part de Faulkner, sinon que n’importe qui se serait très aisément passé de la métaphore, n’y aurait même pas songé : « avec un étonnant mépris de la pesanteur » faisait très bien l’affaire. Du reste, l’image tombe comme un couperet, mais ne perturbe pas un instant le cours de la narration, qui l’emporte dans son rythme vif au même titre que les faits objectifs et la fige ainsi dans la même concrétude. Donc pas de rupture, en réalité, à peine un décrochage, peut-être une encoche, une manière de tirer au passage le lecteur par la manche. Et de préparer la suite, puisqu’on enfonce le clou à peine quelques pages plus loin, avec un shérif « semblable à un baril » qui a, renchérit-on aussitôt, « l’inertie totale et pétrifiée des barils ». J’imagine que Faulkner s’est beaucoup amusé de ces deux images ; et j’ai tendance à penser qu’en guise de faiblesse de style, il s’agit plutôt d’une parfaite illustration de ce qu’il peut être, le point de précipitation où la pensée prend son indispensable forme, quitte à aller à l’encontre du texte.

C’est en tout cas sur cette idée, quoique moins élaborée, que je me suis mise à traquer ce type d’images dans la suite du roman. Elles y abondent, bien sûr. La suivante est aussi saisissante que celle des mouches. La transformation à l’œuvre est d’abord plus subtile, réduisant presque par synecdoque le personnage à la plume de son chapeau, mais ne rend que plus remarquable le clou du spectacle :

« Elle était si petite qu’on ne pouvait voir que la plume qui se balançait lentement, comme quelque chose qui n’aurait jamais pu aller bien vite, même en supposant qu’il n’y ait pas eu d’obstacles, mais que rien non plus n’aurait pu arrêter, un peu comme un tracteur. »

Moins grotesque mais également inattendue appliquée à des personnages suit la comparaison : « tous les trois sont comme trois rocs à fleur d’eau » ; puis, cette fois-ci bien plus banale : « les femmes et les filles […] entraient, sortaient des boutiques, en groupes, lentement et sans aucun but, comme du bétail ou des nuages ».

Le coup de grâce intervient dans l’avant-dernier chapitre, qui pourrait conclure le roman puisque le dernier sert surtout d’épilogue pour nous apprendre « ce qu’ils sont devenus ». Dans l’avant-dernier chapitre, Faulkner se focalise sur l’un des personnages secondaires,  Gail Hightower, ancien pasteur et sorte de vieil ermite désabusé qui n’a que tardivement pris part à l’action, bien qu’il soit apparu très tôt dans le roman.

À première vue, la métaphore que choisit Faulkner pour nous le montrer plongé dans ses pensées pourrait être plus discrète et moins choquante que la plupart des précédentes ; parler de pensées qui tournent, de leur engrenage, est presque aussi banal que d’assimiler un groupe à un troupeau, dont les moutons deviendront aisément nuages. Qui plus est, nous ne doutons pas d’être leur cause, et celle de leur mouvement – même s’il s’emballe, cas dans lequel on les décrit le plus volontiers douées d’une vie propre.

« Maintenant, ses pensées ralentissent, ralentissent comme une roue qui commence à rouler dans le sable sans que l’essieu, le véhicule, l’agent moteur s’en aperçoivent encore. »

Or Faulkner inverse point par point le sens convenu. L’autonomie des pensées ne se manifeste pas par l’accélération, mais par le ralentissement. Surtout, l’écrivain recourt avec insistance (par quatre termes, la « roue » entraînant, si j’ose dire, « l’essieu, le véhicule, l’agent moteur ») à un jargon de garagiste, aussi incongru que le tracteur dans le droit-fil duquel il s’inscrit.  L’image est purement mécanique. Il ne s’agit pas de tourbillons, de courants de pensée. Aucun élan vital dans ce qui supplante l’homme, « l’agent moteur », dont il faut bien se demander dès lors ce qu’il a de « moteur », et même d’« agent » : il ne met rien en mouvement, c’est lui qui, loin d’agir, est mis en mouvement. La métaphore insiste pour mimer l’enlisement, que quelques lois mécaniques suffisent à expliquer. La roue du destin broie sans aucune portée métaphysique. Cette fois-ci fidèle à lui-même, l’auteur file en outre la métaphore jusqu’à la fin du chapitre ; elle accompagne implacablement le personnage qui se remémore sa vie et se découvre « l’instrument de quelqu’un en dehors de moi-même ». Hightower étant pasteur, il est assurément logique qu’il trouve encore « quelqu’un », Dieu sans doute. Mais au lecteur, le texte de Faulkner ne laisse aucune échappatoire. Les forces à l’œuvre sont non seulement impénétrables, mais aveugles et inflexibles : biologiques, historiques, sociales et familiales — traçant non pas une destinée, mais livrant le complexe fruit d’une lignée d’ancêtres et d’un enchaînement de causes dont tout homme est bien moins l’instrument que le simple jouet.

De bout en bout, l’œuvre tout entière et plus particulièrement ce roman ne disent rien d’autre. Dans Lumière d’août, qu’il s’agisse de Joe Christmas, que son origine à elle seule condamne3 ; de Miss Burden, héritière « étrangère » dans « la ville où elle [est] née » ; ou, plus radicalement car on ne sait rien d’eux, de Lena Grove, la femme enceinte par qui s’ouvre le roman et par qui tout arrive, à la persévérance de tracteur bien plus encore que le personnage déjà évoqué, et de Byron Bunch, l’homme qui lui porte secours (et le « marié » de mon titre4), les forces à l’œuvre dépassent infiniment l’individu. Et la roue continuera de tourner même quand auront disparu tous les personnages du roman.

Chose ou bête ; insouciance ou inconscience : les comparaisons de Faulkner sont aussi grotesques qu’accablantes, animées d’une colère prophétique, impatiente de l’aveuglement des hommes sur leur condition. Alors finalement, si, c’est bien de mépriser la pesanteur que les hommes sont méprisables. Ils croient la défier, mais leur liberté même n’échappe pas aux rouages de la mécanique à l’œuvre.

Je laisse pourtant à Faulkner son rire ; après tout, le comique a vertu cathartique, ce que ne renierait pas nul écrivain du tragique.

  1. Gallimard, 1974, traduit par M. E. Coindreau ; comme je l’ai lu en français, je ne me reporte pas à la version originale, ce qui ne me semble pas indispensable étant donné la teneur de mon propos.
  2. Analyse fort approximative, qui relève surtout d’une impression générale que je ne suis pas allée vérifier dans le détail, bien certaine d’être d’emblée contredite. D’ailleurs, particulièrement chez un écrivain, la neutralité d’un narrateur ne saurait être que frauduleuse. Mais voilà bien ce qui rend nos mouches si intéressantes.
  3. Serait-ce vraiment spoiler que de la préciser ? Nous sommes quand même chez Faulkner…
  4. Qui fait évidemment allusion à La Mariée mécanique de Marshall McLuhan.