Un jour la ville perdue en elle-même lui demanda son chemin :
« — la rivière c’est par où ?» Il était encore de dos.
Elle vit son visage quand il se retourna. Avant même qu’il ne réponde,
elle s’excusa d’un signe de la main de l’avoir abordé
comme si les traits de son visage insinuaient qu’il était incapable de l’aider…
Il lui sourit — un sourire doux et innocent — puis dit dans la langue d’ici :
prenez à droite au lampadaire rouge et blanc, passez devant le Bún Bò Huê
de Cô Hoà puis allez tout droit dans l’allée d’arbres et de graviers qui sent
l’ombre et l’urine, suivez l’odeur de l’eau, vous tomberez sur une buvette
pour pêcheurs. Attention au chien qui vous accueillera, il en a fait
tomber plus d’un…
Puis il reprit sa route, et la ville, subjuguée, connaissait désormais
le chemin pour se rendre à la rivière.
(La ville et lui, #393) 

 

 

Vous vivez au Vietnam, parlez évidemment vietnamien, mais écrivez en français, votre langue maternelle. Qu’implique pour vous ce bilinguisme ? Comment écrit-on entre deux langues ?

Pour ce qui est des deux langues, d’habiter plusieurs langues, je crois que c’est une des raisons qui m’a fait quitter mon pays natal. J’ai quitté la France sur un coup de tête et ne suis jamais revenu. Ça fait maintenant une dizaine d’années. Je crois après coup être parti pour prendre de la distance avec ma langue maternelle. Avec mon nom aussi.

Durant mes dernières années de vie en France, je n’arrivais plus du tout à écouter les gens parler en français, je n’arrivais d’ailleurs même plus à prendre la parole. Interagir avec qui que ce soit me plongeait dans une profonde angoisse. Habiter une autre langue ailleurs s’est imposé comme une nécessité. Aujourd’hui, mes prises de parole sont en vietnamien, en anglais, très rarement en français. Je ne passe plus par ma mangue maternelle pour parler.

La question est peut-être indiscrète, veuillez m’en excuser, mais n’avez-vous plus du tout de proches, de famille avec qui vous parlez français ?

J’ai de la famille, j’arrive à parler avec elle, sans angoisse insurmontable, même si je reste encore sur mes gardes. Mais rencontrer des gens, au travail, ou même entre amis, m’était devenu presque impossible. Je ne retrouvais plus d’instinct dans la parole, j’étais toujours dans le revers des mots. J’écoutais une discussion, n’importe quelle discussion, et j’entendais du théâtre absurde, du Ionesco, j’étais constamment plongé dans La Cantatrice chauve. Ça m’épuisait et, surtout, ça me séparait beaucoup des autres. En venant vivre au Vietnam, j’ai malgré moi réservé le français pour l’écriture et la lecture uniquement. Peut-être qu’inconsciemment,  je suis devenu là-bas professeur de français langue étrangère pour que ma parole garde un lien d’attache avec ma langue maternelle. Mais pour mes élèves, la langue française est une suite de pronoms, de noms, de verbes, de règles grammaticales à apprendre. Je parle donc français avec eux, certes, mais comme dans un dialogue de méthode de langue.

Cela me rappelle un peu – d’autant plus que vous mentionnez, avec Ionesco, le « théâtre de l’absurde » – la démarche de Beckett, pour qui passer par le français permet un autre rapport à la langue, un rapport plus simple. Pour vous, le français, votre langue maternelle, serait comme surchargée, ce qui rendrait la communication avec des gens dont c’est également la langue natale à peu près impossible ? Mais l’employer, comme professeur, avec des étrangers dont ce n’est pas la première langue permettrait justement de renouer avec la langue française un rapport plus simple, plus direct ?

Exactement. Et puis, surtout, ça me permet de revenir à la langue en tant que « matière »(comme de la glaise ou de la peinture). C’est d’ailleurs pour ça qu’il m’est très compliqué de parler d’écriture. J’admire beaucoup les auteurs qui parlent de l’écriture, des livres, de la peinture, de la musique, certains posent beaucoup de questions, d’autres semblent avoir tant de réponses. Pour ma part, je n’en suis pas là, je suis qu’un très jeune écrivant. Finalement, mon expérience ne fait que commencer. Chaque chose que j’essaie de mener autour de mon acte de création, la lecture des autres aussi, me renseigne beaucoup sur mon travail, ma recherche. C’est d’ailleurs pour ça que j’ai accepté cet entretien. Ce que vous aviez écrit sur un des textes de l’origine de monsieur M, lors d’une dissémination, avait réussi à poser des mots sur l’inexprimable de mon propre travail. C’est étrange et si enrichissant de lire ce qui dépasse un texte dont je suis supposé être l’auteur.

Pour moi, l’écriture, c’est de l’artisanat. À partir des mots, quelque chose s’ouvre, un lieu d’écoute, je les malaxe, les tournent pour tomber sur une phrase, une phrase dans laquelle se cache une voix… j’essaie d’écouter cette voix, de la suivre au fil des mots, de lui frayer un chemin pour qu’elle soit le plus clair possible une fois écrite. Je ne cherche pas un sens pour moi, je cherche la forme qui fera sens pour l’écriture. Ma pratique commence à changer un peu mais, pour monsieur M., c’était comme ça. Donc oui, pour moi, l’écriture est un travail artisanal. Et être professeur de français langue étrangère, c’était aussi le moyen pour moi d’avoir un rapport parlé au français, en tant que matière, et non en tant que « parole communicante », pour le dire très vite.

Donc, ce n’est pas que le bilinguisme vous permet de revenir à rapport plus direct à la langue. Au contraire, dans les échanges « normaux » (ce que vous appelez la « parole communicante », si je vous suis bien), il y aurait quelque chose qui devient transparent (parce que c’est notre langue) alors que, aussi bien quand il s’agit d’apprendre une langue à un étranger que dans le travail de l’écriture, vous la prenez comme matière, ce qui lui rend quelque chose de plus opaque à travailler. Est-ce bien votre idée ?

Personnellement, je crois que ce qui m’était impossible quand j’étais en France, c’était « communiquer ». Être venu au Vietnam, parler d’autres langues m’a un peu apaisé avec l’autre. Quand je parle dans une langue étrangère, en particulier quand je ne la maîtrise pas bien, la communication n’est pas biaisée par ma pensée. Prenons un exemple : « Pourrais-tu me servir un verre d’eau ? » Mon interlocuteur a soif, il a besoin d’un verre d’eau pour se désaltérer. Rien d’autre. En revanche, quand j’entendais cette phrase en français, je rentrais immédiatement dans quelque-chose de très névrotique : pourquoi me demande-t-il de lui servir un verre d’eau ? pourquoi me l’a-t-il demandé de cette façon ? pourquoi sur ce ton ? pourquoi me tutoie-t-il ? etc… C’est un peu le « c’est bien ça » de Pour un oui pour un non (Nathalie Sarraute). J’étais malade de la parole.

Habiter des langues étrangères m’a fait revenir à un mode de communication très simple. De plus, ne connaissant ici absolument personne, j’étais vierge de toute histoire, de toute parole.

Le seul rapport avec la langue française qui a résisté de la France à ici, c’est celui avec les livres qui m’ont accompagné et m’accompagnent toujours. Et mon rapport à l’écriture bien entendu. Garder cette attache avec le français à travers la lecture et l’écriture uniquement, publier sur un blog, c’est peut-être aussi aussi une façon de travailler mon rapport à l’autre dans ma  langue maternelle.

Et quand vous écrivez en français, vous ne pensez qu’en français, si je puis dire, il n’y a jamais eu la tentation d’écrire dans une autre langue ?

Non. Je n’ai jamais eu la tentation d’écrire dans une autre langue. D’abord probablement par paresse, parce que je ne les maîtrise pas assez. J’ai aussi le sentiment que j’ai encore beaucoup de choses à découvrir dans ma langue maternelle. Elle m’est d’ailleurs de plus en plus étrangère.

J’ai dit que j’étais parti pour prendre mes distances avec le français mais j’irai même plus loin encore : je suis parti pour faire de ma langue maternelle une langue étrangère.

Restitution d’un entretien avec Anh Mat mené en février 2016.
Illustration : Interprétations typographique (Robert Massin)
et photographique (Henry Cohen) de
La Cantatrice chauve.

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