Quand je suis rentrée le soir, Esther était partie. Dans le bus qui me ramenait chez moi, alors que je m’assoupissais, fréquente transition entre le rythme d’automate de la journée de travail et le temps à soi, au battement plus lent, dans ce demi-sommeil qui accuse la fatigue autant qu’il l’efface, j’ai repensé à Esther, à cette vie nichée chez moi, surgie de nulle part, et j’ai eu un instant l’impression que le bus était vaste et immobile, ses occupants des statues, et que je ne me trouvais nulle part, dans un décor au mieux, plutôt dans les coulisses, pour occuper la place d’un figurant, en attendant qu’ailleurs survienne un événement qui donnerait le branle. Le cahot de l’arrêt m’a remise en marche, mais cette sensation ne m’a peut-être jamais vraiment quittée. Elle resurgit souvent le soir, presque à l’identique, quand le flot des passants m’entraîne, me dépose au pied de l’immeuble. Un chien aboie on ne sait où, un type en moto stationne à quelques mètres jusqu’à ce que sa copine descende, une voisine sur son trente-et-un me croise me salue ne s’arrête pas, des voitures passent, des hommes et des femmes avec sacs et porte-documents d’un côté, courses ou baguette de l’autre. Un par un, ils passent, me frôlent, et emportent des lambeaux de rêves qui s’accrochent à leurs pas, docilement s’effilochent. Tout sonne creux, foyers sûrs comme vies esseulées. Dans ces instants-là, pour être honnête, je ne suis plus trop sûre qu’existe un premier rôle, la vie a perdu son charme. Alors j’allonge la foulée, je coupe le courant des pensées jusqu’à chez moi, but ultime rideaux tirés, où la présence d’Esther encore m’apaise un peu, m’oublie un peu. L’espoir inavoué, l’impatience refrénée, à se retenir d’y croire, et son regard noir-bleu, le monde qui y bascule quand elle attend en haut des marches, sept ou dix jours plus tard, tout échoue ici, dans une vague d’amertume alourdie au fil du temps, sans y prendre garde, qui déferle maintenant quand la brèche de son regard noir-bleu devient blessure.

Je lui raconte le regard bleu des yeux noirs d’Esther, tombé sur moi un soir banal quand je sortais de l’ascenseur, et qui m’a figée, l’espace d’un instant, un instant suffit, la fascination vous emporte d’un coup ou pas du tout, Esther sera toujours là, dans l’éclat de ce saisissement, où son regard tout entier me prenait tout entière.

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