Un quart d’heure plus tard, Aglaé se redressait brusquement, sans que le sommeil ait seulement feint de l’approcher. Elle poussa un énième soupir et s’installa à son bureau pour feuilleter quelques commandes en cours – campagne publicitaire pour une nouvelle marque bio, affichage et témoignages sur le « vivre-ensemble » de la commune, promotion du bien-être en entreprise –, et étouffa un solide bâillement. Non, pas de vrai travail aujourd’hui, elle n’avait pas le cœur à mettre l’inspiration sous carcan d’hypocrisie. Elle alluma l’ordinateur, ouvrit la boîte mail et lança le player, optant pour du trip-hop, il lui fallait un son profond, et, sans jeter plus d’un regard aux messages reçus depuis l’avant-veille, elle descendit de quelques écrans pour dénicher le message d’une amie d’ami. Elle le relut en diagonale et ouvrit la pièce jointe, le recueil de poèmes à illustrer, puis extirpa d’une pile de courriers et papiers en tous genres les notes griffonnées qu’elle avait prises pendant le coup de fil qui avait suivi l’envoi. En parallèle des missions qui la faisaient vivre, elle essayait d’avoir toujours au moins un projet réellement artistique, souvent mal payé et qu’elle finissait par offrir une fois sur deux. Telle était sa façon de rendre tolérables les absurdes pitreries qui rémunéraient par ailleurs son petit talent : pouvoir employer ailleurs ce dernier, gracieusement, pour ce qui lui plaisait et qui comptait vraiment.

Elle passa le reste de la matinée et le début de l’après-midi à dessiner. Les idées venaient toutes seules à la lecture des poèmes et elle ne chercha pas vraiment à les contrôler, à les guider vers un effet d’ensemble. Elle verrait plus tard. Au pire, il n’y aurait rien à garder et ce n’aurait été qu’un échauffement. Elle procédait rarement ainsi mais, que sa fatigue se fît effectivement assez sentir pour légitimer une certaine paresse ou que l’inspiration fût vraiment au rendez-vous, elle ne chercha pas à se contraindre. Peut-être aussi essayait-elle de chasser le léger malaise, une pensée encore informe mais persistante, qui la taraudait depuis le réveil.

Elle finit par s’arrêter de griffonner et se prépara un encas qu’elle engloutit plutôt qu’elle ne le savoura en déroulant plus ou moins méthodiquement les fils de ses réseaux sociaux. Elle glana quelques citations moins convenues que le tout-venant qui réapparaissait cycliquement, s’attarda sur plusieurs images dont quelques-unes passèrent l’examen d’un regard plus attentif, se retint de répondre deux ou trois fois, publia quelques vers rappelés par ceux qu’elle venait d’illustrer, et laissa échapper un petit rire ironique en considérant la moisson et les relais du jour. « Que tu es sombre, ma fille ! » Mais ce n’était pas tout à fait exact, car ce qui lui resta dans l’œil un fois éteint le portable fut l’élan du pinceau qui avait tracé deux tiges d’aubépine entrelacées, leurs lignes sombres soutenant une efflorescence de rose. Elle se redressa et sortit faire un bref tour du jardin avant de se remettre à l’ouvrage. La chatte, qui l’avait talonnée toute la matinée, s’était précipitée à sa suite et ponctuait de brefs miaulements aigus leur courte promenade, concert qui se prolongea quand elles rentrèrent. Elle se frotta alors avec une impatiente obstination contre ses jambes, avant de se résigner à filer en lui jetant un regard désapprobateur. « Quelle insistance ! Sentirait-elle la neige ? » se demanda Aglaé. Elle embrassa un instant du regard le panorama des croquis et ébauches qu’elle avait laissés éparpillés sur son bureau, mais ne s’y attarda pas. Il fallait que ça repose, et son tour des réseaux sociaux lui avait laissé l’esprit flottant, peu apte à s’absorber dans une tâche précise.

Elle se tourna donc vers sa bibliothèque, jaugea ce qui correspondait le mieux à son humeur, s’arrêta au rayon poésie, remonta d’un cran, redescendit et, d’un geste qui sembla presque brusque tant il avait été automatique à la lecture du titre, attrapa Les Cahiers de Malte Laurids Brigge, qu’elle n’avait plus ouvert depuis une éternité. Elle le feuilleta et commença à y piocher de-ci, de-là, laissant parfois ses pensées s’égarer dans le sillage troublé que le poète ouvrait devant elle, et se prit même à lire haute voix, comme elle le faisait parfois, quelques passages dont elle avait envie d’entendre bruire dans le volume de la pièce. Elle finit par reprendre l’ouvrage du début et s’installa tout de bon dans la lecture, jusqu’au moment où la saisit le sommeil qui l’avait fuie le matin.

Elle dormit une poignée d’heures, de ce sommeil où l’on s’enfonce comme une pierre dans l’eau profonde mais qui nous renvoie encore les échos la surface. Quelquefois, la musique, qui jouait toujours, la réveilla presque, seulement pour mieux la replonger dans cet état de quasi-conscience. Ainsi qu’il advient souvent au petit matin ou lors d’une sieste, le rêve et la veille se mêlaient si intimement que la pensée pouvait encore saisir comme telles les images oniriques qui la submergeaient, tout en s’y abandonnant avec une aisance qui échappe d’ordinaire. Aussi, quand Aglaé émergea de ce sommeil, avait-elle l’esprit étonnamment clair, et le monde lui parut comme rajeuni. Ses songes avaient suivi le chemin ouvert par Malte, au point qu’elle s’était confondue avec lui : la curieuse impression d’être un homme flottait encore, s’éloignant lentement. Sans toujours laisser un souvenir aussi net, cela lui arrivait parfois. Elle n’avait jamais compris par quelle différence cela se laissait percevoir ni quelle signification cela pouvait revêtir : elle se reconnaissait tout à fait, parfaitement identique à elle-même, seulement c’était un lui-même puisqu’elle savait dans son rêve qu’elle était un homme. Ce jour-là, elle se demanda si cela ne venait pas tout bonnement de la lecture. Les héros masculins sont tellement surreprésentés dans les romans que, placé dans une situation similaire d’immersion dans l’imaginaire, l’esprit reproduisait le mécanisme jusque dans l’incohérence sexuelle de l’identification à l’œuvre dans la lecture.

Elle reporta le regard sur la fenêtre, qui donnait sur la rue. Bien qu’il ne fût pas encore très tard, six heures à peine passées, la nuit était déjà tombée. Un sourire aux lèvres, elle alla attraper dans sa penderie de quoi s’habiller chaudement, se maquilla légèrement et enfila manteau, gants et écharpe puis, avant de sortir, appela Hermine, qui, en vadrouille sans doute, ne daigna pas pointer le bout de son museau.