Le matin traîne, il se frotte les yeux, où s’attardent les lambeaux du rêve qui le berce encore et, la tête dans les nuages, il fait le dos rond, mi-bougon mi-ronronnant, sous la caresse du soleil voilé. La promesse de la lumière émeut de son murmure les collines qui se succèdent, laisse attendre ses prestiges, ajourne la volupté de ses lointains – on entrera plus tard dans l’harmonie de peintre, qui réveille au cœur la magie de l’enfance quand elle saute à pieds joints dans la poussière de craie ouvrant, sur les trottoirs d’une ville, les horizons à ravir et à bondir, dans les rires et les accents qui chantent.

Dans le train qui s’ébranle, le matin est lent à se réchauffer, qui se meut au rythme locomotive des paysages qui défilent et des rails qui bourdonnent, les voix bavardes dessus font leurs gammes, peu à peu leurs arpèges percent ton esprit embrumé, et ton regard se porte à la source de la voix :  une jeune femme assise en face de toi, le visage large, ouvert, aux membres sans grâce particulière, un peu trop robustes peut-être — comme si tu ne voyais plus que marbres et statues, la fermeté d’une prise, la solidité d’une posture, l’énergie façonnée de muscles tendus, une vigueur plus masculine que jouvencelle chez cette compagne de voyage sans apprêt, compagne de hasard sans effet.

Pourtant te voilà déjà retenue par une ombre, un reflet, qui enrobe les gestes, aggrave la voix et alourdit ton ventre. Alors tu suis la conversation mimée sur le corps et le visage de la jeune femme – l’arc des lèvres charnues et expressives, le nez droit qui ordonne les autres traits selon l’idéal de l’art, et quoi, quoi de plus familier encore, qui plane à l’entour à l’entour des yeux, cache et révèle un songe, un éclat… – et son mouvement de sourcils, ni froncement ni haussement, entêtant entre-deux, qui revient sans cesse,  fascinant, tic importun agaçant qui joue et rejoue la séquence étonnement-d’accord, étonnemment-d’accord, étonnement-d’accord — est-ce masque ou joie ? émerveillement perpétuellement ressenti ou politesse concédée malgré une incompréhension devenue banale ? un frémisssement, un frémissement à peine, mais continu, constant, qui t’enchaîne et t’entraîne dans son sillage d’illusion où miroite le même visage que tu connais bien…

Bat l’aile du mirage, bat l’aile du matin. Bat l’aile de l’absent.
Et son ombre encore modèlera ton regard…